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Les Temps difficiles.  Charles Dickens
Chapitre 14. Le grand manufacturier
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Le temps alla son train dans Cokeville ni plus ni moins qu’une des machines de la ville : tant de matériaux bruts façonnés, tant de combustible consumé, tant de force employée, tant d’argent gagné. Mais, moins inexorable que le fer, l’acier ou le cuivre, il apporta ses saisons changeantes jusque dans ce désert de fumée et de briques, et fit là la seule opposition qu’on eût jamais osé faire dans cette cité à l’odieuse uniformité de la vie qu’on y menait.

« Louise aura bientôt l’air d’une jeune femme, » dit M. Gradgrind.

Le temps, grâce à la machine d’une puissance de je ne sais pas au juste combien de chevaux dont il dispose, poursuivit sa tâche, sans prêter la moindre attention à ce que disait tel ou tel, et, pour le moment où nous parlons, il avait façonné un jeune Thomas qui avait un pied de plus qu’à la dernière époque où M. Gradgrind avait daigné remarquer ce produit.

« Thomas aura bientôt l’air d’un jeune homme, » dit M. Gradgrind.

Le temps continua de façonner Thomas dans sa grande fabrique, et voilà le jeune Thomas en habit et en faux col.

« Vraiment, dit M. Gradgrind, voilà le moment de faire entrer Thomas chez Bounderby. »

Le temps, s’acharnant après Thomas, le passa à la banque de Bounderby, l’installa dans la maison de Bounderby, l’obligea à faire emplette de son premier rasoir, et l’occupa à une foule de calculs concernant son propre individu.

Le temps, ce grand manufacturier, qui a toujours sur les bras une immense quantité de besogne plus ou moins prête à être livrée à la consommation, façonna Sissy dans sa fabrique et en fit un très-joli article, ma foi.

« Je crois, Jupe, dit M. Gradgrind, qu’il est inutile que vous continuiez plus longtemps d’aller à l’école, ou du moins, je le crains.

– Je le crains aussi, monsieur, répondit Sissy avec une révérence.

– Je ne saurais vous cacher, Jupe, ajouta M. Gradgrind en fronçant les sourcils, que le résultat de cette épreuve a trompé mon espoir, a complètement trompé mon espoir. Vous êtes loin d’avoir acquis, sous M. et Mme Mac-Choakumchild, la somme de connaissances exactes sur laquelle je comptais. Vous êtes très-peu avancée dans vos faits. Vos idées arithmétiques sont très-limitées. Vous êtes très-arriérée, beaucoup plus arriérée que je ne l’aurais cru.

– J’en suis bien fâchée, monsieur, répliqua-t-elle ; mais je sais que cela n’est que trop vrai. Et pourtant j’ai bien essayé, monsieur.

– Oui, dit M. Gradgrind, oui, je crois que vous avez bien essayé ; je vous ai observée, et je n’ai pas à me plaindre de vous sous ce rapport.

– Merci, monsieur ; j’ai quelquefois pensé… (voilà Sissy devenue bien timide)… que j’ai peut-être essayé d’apprendre trop de choses, et que, si j’avais demandé à essayer d’en apprendre un peu moins, j’aurais pu…

– Non, Jupe, non, dit M. Gradgrind secouant la tête de son air le plus profond et le plus éminemment pratique. Non. La méthode que vous avez suivie, vous l’avez suivie d’après le système ; le système, c’est tout dire. Je suis donc réduit à supposer que les circonstances de votre éducation première ont été trop défavorables au développement de votre raison, et que nous avons commencé trop tard. Quoi qu’il en soit, comme je le disais tout à l’heure, j’ai été trompé dans mon espoir.

– Je voudrais qu’il eût été en mon pouvoir, monsieur, de mieux reconnaître vos bontés envers une pauvre fille abandonnée, qui n’y avait aucun droit et que vous avez bien voulu protéger.

– Ne pleurez pas, dit M. Gradgrind, ne pleurez pas. Je ne me plains pas de vous. Vous êtes une bonne jeune fille, affectueuse et sage, et… et il faudra bien nous contenter de cela.

– Merci, monsieur, merci beaucoup, dit Sissy avec une révérence reconnaissante.

– Vous êtes utile à Mme Gradgrind, et en général vous rendez une foule de petits services à la famille ; c’est ce que me dit Mlle Louise, et c’est du reste ce que j’avais moi-même remarqué. J’espère donc, dit M. Gradgrind, que vous vous arrangerez pour être heureuse dans ces nouvelles relations.

– Je n’aurais rien à désirer, monsieur, si…

– Je vous comprends, dit M. Gradgrind ; vous faites encore allusion à votre père. J’ai appris de Mlle Louise que vous gardez toujours cette fameuse bouteille. Eh bien !… si vos études sur les moyens d’arriver à des résultats exacts eussent été plus profitables pour vous, vous auriez su à quoi vous en tenir là-dessus. Je ne vous en dirai pas davantage à ce sujet. »

Au fond, il aimait trop Sissy pour ne pas en faire quelque cas ; car autrement il avait si peu d’estime pour les dispositions arithmétiques de sa protégée, qu’il n’eût pas manqué d’arriver à mépriser son intelligence. D’une façon ou d’une autre, il s’était mis dans la tête qu’il y avait chez elle quelque chose qu’on ne pouvait guère classer dans ses cadres et ses tableaux numériques. Sa capacité pour la définition aurait aisément pu s’évaluer à un chiffre très-bas, ses connaissances mathématiques à zéro ; néanmoins M. Gradgrind se demandait comment il aurait fait pour la diviser par catégories, dans le cas où il eût été contraint de la faire figurer dans les colonnes d’un rapport officiel.

Arrivé à une certaine phase dans sa manufacture du tissu humain, le temps emploie des procédés très-rapides. Le jeune Thomas et Sissy étant tous deux parvenus à cette phase de leur fabrication ; ces changements s’étaient effectués en une ou deux années, tandis que M. Gradgrind lui-même semblait demeurer stationnaire et ne subir aucune altération.

Excepté une pourtant, qui n’avait rien à faire avec son progrès à travers la filature du temps. Ce fabricant l’avait poussé dans la petite mécanique assez bruyante et assez sale d’un collège borgne pour le faire élire député au parlement pour la cité de Cokeville : un de ces membres respectables affectés aux comptes par sous et deniers, grammes et kilos, un représentant de la table de multiplication, un de ces honorables gentlemen qui sont muets, un de ces honorables gentlemen qui sont aveugles, un de ces honorables gentlemen qui sont boiteux, un de ces honorables gentlemen qui font les morts, lorsqu’il s’agit d’autre chose que des poids et mesures, heureusement pour nous : ce serait bien la peine sans cela d’être venus au monde sur une terre chrétienne dix-huit cents et quelques années après notre divin maître ?

Pendant ce temps-là, Louise avançait aussi de son côté, toujours si calme et si réservée, toujours si fidèle à regarder, vers l’heure du crépuscule, les cendres rouges qui tombaient et s’éteignaient dans l’âtre, que c’est à peine si elle avait attiré l’attention de son père depuis l’époque où celui-ci lui dit qu’elle avait presque l’air d’une femme. Il croyait encore que c’était hier, lorsqu’un beau matin il trouva qu’elle l’était devenue réellement tout à fait.

« Mais, oui, c’est une femme maintenant ! dit M. Gradgrind d’un ton rêveur. Ce que c’est que de nous ! »

Peu de temps après cette découverte, il devint plus songeur que d’habitude pendant plusieurs jours, et parut fort préoccupé de quelque projet. Un certain soir, au moment où il allait sortir et où Louise vint lui dire bonsoir avant son départ, car il devait rentrer assez tard, et elle ne comptait pas le revoir avant le lendemain, il la tint dans ses bras, et, la regardant de son air le plus affectueux, lui dit :

« Ma chère Louise, vous êtes une femme, maintenant !

– Oui, père. »

Elle répondit par ce même coup d’œil rapide et scrutateur qu’elle lui avait adressé le jour où elle avait été surprise auprès du cirque, puis elle baissa les yeux.

« Ma chère, dit M. Gradgrind, j’aurais à vous parler sérieusement et en particulier. Voulez-vous venir me trouver dans mon cabinet, demain matin, après déjeuner ?

– Oui, père.

– Vos mains sont un peu froides, Louise. N’êtes-vous pas bien portante ?

– Très-bien portante, père.

– Et gaie ? »

Elle le regarda de nouveau et répliqua avec ce sourire qui lui était particulier :

« Je suis aussi gaie que d’habitude, père ; aussi gaie que je l’ai jamais été.

– À la bonne heure, » dit M. Gradgrind.

Là-dessus il l’embrassa et sortit ; Louise revint à cette chambre paisible, qui ressemblait à un salon de coiffure, et, le coude droit appuyé dans la main gauche, se mit à regarder les étincelles éphémères qui se transformaient en cendres si rapidement.

« Es-tu là, Lou ? » dit son frère se montrant à la porte.

M. Tom était devenu un jeune homme du monde, et franchement sa mine n’était pas faite pour donner une idée avantageuse de ce qu’on nomme les gens du monde.

« Cher Tom, dit-elle, se levant et l’embrassant, comme tu es resté longtemps sans venir me voir !

– C’est que toutes mes soirées, vois-tu, ont été prises, Lou, et, le jour, le vieux Bounderby me tient joliment à l’attache. Heureusement que tu me sers à lui faire entendre raison quand il va trop loin ; de cette façon nous arrivons à ne pas dépasser les bornes. Dis donc, Lou ! père t’-a-t-il parlé de quelque chose aujourd’hui ou hier ?

– Non, Tom. Mais il m’a dit qu’il désirait me parler demain matin.

– Bon ! C’est sans doute ce que je pense, reprit Tom. Sais-tu où il est allé ce soir ? »

Tom paraît s’intéresser beaucoup à cette question.

« Non.

– Alors, je vais te le dire. Il est avec le vieux Bounderby. Ils ont une vraie conférence en règle, là-bas à la banque. Pourquoi à la banque, penses-tu ? Je vais te le dire. Pour se tenir aussi loin que possible, je crois, des oreilles de Mme Sparsit. »

La main sur l’épaule de son frère, Louise continue à regarder le feu. Tom consulte le visage de sa sœur avec beaucoup plus d’intérêt que d’habitude, et lui passant le bras autour de la taille, l’attire à lui avec un mouvement caressant.

« Tu m’aimes bien, n’est-ce pas, Lou ?

– Oui, je t’aime bien, Tom, quoique tu restes si longtemps sans venir me voir.

– Eh bien ! ma bonne petite sœur chérie, c’est justement à quoi je pensais. Nous pourrions nous voir beaucoup plus souvent, n’est-il pas vrai ? Nous pourrions être toujours ensemble ou à peu près, n’est-il pas vrai ? Ce serait une très-bonne chose pour moi, Lou, si tu pouvais te décider à je sais bien quoi. Ce serait une chose superbe pour moi. Ce serait fameux ! »

L’air rêveur de Louise dérouta l’examen habile de Tom. Ce visage impassible ne lui apprenait rien. Il la pressa dans ses bras et l’embrassa sur la joue. Elle lui rendit son baiser, mais sans cesser de regarder le feu.

« Dis donc, Lou ! j’ai pensé que je ferais bien de venir, en passant, te glisser un mot de ce qui se complote : quoique j’aie bien supposé que tu aurais déjà deviné, quand même père ne t’aurait rien dit. Il faut à présent que je me sauve, car j’ai donné rendez-vous à quelques amis pour ce soir. Tu n’oublieras pas que tu m’aimes ?

– Non, cher Tom, je ne l’oublierai pas.

– Voilà une bonne fille, dit Tom. Adieu, Lou ! »

Elle lui souhaita un bonsoir affectueux et l’accompagna jusque sur la route, d’où l’on apercevait les feux de Cokeville qui rougissaient l’horizon lointain. Elle se tint immobile, les yeux fixés sur ces vagues clartés et écoutant le bruit des pas de Tom qui s’en allait. Il s’éloignait rapidement, comme s’il eût été heureux de s’échapper de Pierre-Loge. Il était déjà loin, et tout bruit de pas avait cessé, qu’elle était encore là, debout à la même place. Il semblait qu’elle eût cherché à découvrir, d’abord dans les lueurs de sa propre cheminée, puis dans le brouillard de feu qui s’élevait au-dessus de la ville, quelle trame le vieux temps, le plus grand et le plus ancien des filateurs, allait encore tisser avec ces mêmes fils dont il avait déjà formé une femme. Mais la fabrique de ce vieillard est cachée on ne sait où, ses mécaniques ne font pas de bruit, et ses ouvriers sont des sourds-muets.