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Les Temps difficiles.  Charles Dickens
Chapitre 18. M. James Harthouse
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La coterie Gradgrind éprouvait le besoin de se renforcer, il lui fallait de nouveaux adeptes pour l’aider à couper la gorge aux Grâces. Ils allaient cherchant partout des recrues, et où donc pouvaient-ils trouver de meilleurs recrues que parmi les beaux messieurs qui, à force d’être blasés sur toutes choses, sont également prêts à tout ?

D’ailleurs ces dispositions d’esprit salutaires qui élèvent un homme jusqu’aux sublimes hauteurs de l’indifférence ne manquaient pas d’attraits pour la plupart des membres de l’école Gradgrind. Ils admiraient les beaux messieurs ; ils ne voulaient pas en avoir l’air, mais c’est égal, ils ne s’en épuisaient pas moins à les imiter ; ils affectaient de traîner leurs mots comme eux, et ils débitaient d’un air énervé comme eux les petites rations moisies d’économie politique dont ils régalaient leurs disciples. Jamais on ne vit sur cette terre une race hybride aussi surprenante que celle-là.

Parmi les beaux messieurs qui n’appartenaient pas en propre à l’école Gradgrind, il s’en trouvait un de bonne famille et de meilleure mine, avec une heureuse veine d’humour, laquelle avait produit le plus grand effet dans la Chambre des Communes, lorsqu’il avait expliqué, à son point de vue (et à celui du conseil d’administration), certain accident de chemin de fer, où les employés les plus vigilants qu’on ait jamais vus, payés par les directeurs les plus généreux qu’on ait jamais connus, aidés par les meilleurs procédés mécaniques qu’on ait jamais inventés, le tout appartenant à la ligne la mieux construite qu’on ait jamais tracée, avaient tué cinq voyageurs et en avaient blessé trente-deux, par suite d’une éventualité sans laquelle l’excellence du système adopté fût certainement restée incomplète. Parmi les victimes se trouvait une vache, et parmi les objets éparpillés que personne n’avait réclamés, un bonnet de veuve. Et l’honorable membre avait tellement amusé la Chambre (qui a un sentiment si délicat de l’humour et de l’à-propos), en posant ce bonnet sur la tête de la vache, que l’assemblée ne voulut plus entendre parler de l’enquête demandée, et s’empressa d’absoudre les administrateurs au milieu des bravos et des fous rires.

Or, ce monsieur possédait un jeune frère qui avait encore meilleure mine que son aîné, qui avait commencé son apprentissage de la vie comme cornette dans un régiment de dragons. Il avait trouvé ce métier assommant, et, pour changer, était parti pour l’étranger à la suite d’un ambassadeur de Sa Majesté britannique ; cela lui avait paru encore plus assommant. Plus tard, il s’était mis à voyager en flânant jusqu’à Jérusalem ; il avait encore trouvé la chose assommante, enfin il avait parcouru le monde dans son yacht sans rien trouver qui ne fût assommant. C’est à ce jeune homme assommé que l’honorable et facétieux membre de la Chambre avait dit un jour, d’un ton fraternel :

« Jem, il y a moyen de faire son chemin parmi nos hommes d’État positifs ; ils ont besoin de recrues. Pourquoi n’essayerais-tu pas de la statistique ? »

Jem, sensible à la nouveauté de cette vocation, qui lui promettait au moins un peu de variété, ne se sentit pas plus de répugnance pour essayer de la statistique que pour toute autre chose. Il essaya donc. Il se prépara par la lecture de quelques livres bleus, et son frère alla disant aux hommes d’État positifs :

« Si vous avez besoin, pour quelque ville, d’un joli garçon qui puisse vous faire des discours un peu bons, vous n’avez qu’à prendre mon frère Jem. C’est tout à fait ce qu’il vous faut. »

Après divers essais oratoires dans quelques meetings publics Jem fut accueilli par M. Gradgrind et par un conseil d’autres prophètes politiques qui résolurent de le diriger sur Cokeville, afin qu’il se fît connaître dans la ville et aux environs avant l’élection prochaine. De là cette lettre que Jem avait montrée la veille au soir à Mme Sparsit, et que M. Bounderby tenait en ce moment à la main. Elle était adressée à « James Bounderby, banquier. Cokeville. Pour présenter James Harthouse, Thomas Gradgrind. »

Une heure après avoir reçu cette dépêche, accompagnée de la carte de M. James Harthouse, M. Bounderby mit son chapeau et se dirigea vers l’hôtel. Il y trouva M. James Harthouse qui regardait par la fenêtre dans une situation d’esprit si ennuyée, qu’il avait presque envie déjà d’essayer d’autre chose.

« Monsieur, dit le visiteur, je m’appelle Josué Bounderby de Cokeville. »

M. James Harthouse fut enchanté (il n’en avait guère l’air) d’une rencontre qu’il désirait depuis longtemps.

« Cokeville, monsieur, dit M. Bounderby, prenant tout bonnement une chaise, ne ressemble pas aux endroits que vous avez déjà pu voir. Donc, si vous voulez bien le permettre, ou que vous le veuillez ou non, car je suis un homme tout rond, je vais vous donner quelques détails avant d’aller plus loin. »

M. Harthouse témoigna qu’il serait charmé de les entendre.

« Ne vous avancez pas trop, dit Bounderby. Je ne vous promets pas ça. D’abord vous voyez notre fumée. C’est ce qui nous fait vivre. C’est ce qu’il y a de plus sain au monde sous tous les rapports, et surtout pour les poumons. Si vous êtes de ceux qui veulent nous forcer à consumer notre fumée, nous ne nous entendrons seulement pas. Nous n’avons pas envie d’user le fond de nos chaudières plus vite que nous ne le faisons déjà, pour toutes les stupides criailleries qu’on pourra élever en Angleterre et en Irlande. »

Afin de donner à son essai toutes les chances possibles de réussite, Harthouse répondit :

« Monsieur Bounderby, je vous assure que je partage complètement votre manière de voir : et cela par conviction.

– Tant mieux, dit Bounderby. Il est probable aussi qu’on vous a beaucoup parlé du travail de nos manufactures ? Oui, n’est-ce pas ? Très-bien. Je vais vous dire ce qui en est. C’est le travail le plus agréable et le plus facile qui existe, et il n’y a pas d’ouvriers mieux payés que les nôtres. Qui plus est, il nous serait impossible de rendre l’intérieur des fabriques plus confortable, à moins de poser des tapis de Perse sur les parquets, ce que nous n’avons nulle envie de faire.

– Et vous avez parfaitement raison, monsieur Bounderby.

– Enfin, dit Bounderby, il faut que vous sachiez à quoi vous en tenir sur le compte de nos ouvriers. Tous les Bras de cette ville, monsieur, hommes, femmes et enfants, sans exception, n’ont qu’un objet en vue. Ils veulent qu’on les nourrisse de soupe à la tortue et de gibier avec une cuiller d’or. Or, nous n’avons nulle idée de les nourrir de soupe à la tortue et de gibier avec une cuiller d’or. Maintenant vous connaissez Cokeville. »

M. Harthouse déclara que ce résumé succinct de la situation cokebourgeoise l’avait instruit et intéressé au plus haut degré.

« Voyez-vous, continua M. Bounderby, lorsque je fais la connaissance d’un homme, surtout d’un homme public, je commence par m’entendre avec lui sans y aller par quatre chemins. Je n’ai plus qu’un mot à dire, monsieur Harthouse, avant de vous assurer du plaisir que j’aurai, dans la limite de mes pauvres moyens, à faire honneur à la lettre d’introduction de mon ami Tom Gradgrind. Vous êtes un fils de famille. N’allez pas vous fouryoyer en vous imaginant un seul instant que je suis, moi, un fils de famille. Je suis une franche racaille sortie de la lie du peuple. »

Si quelque chose avait pu augmenter l’intérêt que M. Bounderby inspirait à Jem Harthouse, cette dernière circonstance eût produit cet effet : ou, du moins, il ne manqua pas d’en donner l’assurance.

« Sur ce, poursuivit M. Bounderby, nous pouvons nous donner une poignée de main sur un pied d’égalité. Je dis d’égalité, parce que, bien que je sache mieux que personne ce que je suis, et la profondeur exacte de la boue dont je me suis tiré, je suis aussi fier que vous. Je suis tout aussi fier que vous. Maintenant que j’ai sauvegardé mon indépendance : Comment vous portez-vous ? J’espère que ça va bien ? »

M. Harthouse donna à entendre, tandis qu’ils échangeaient une poignée de main, que ça allait bien, que ça allait même très-bien, grâce à l’atmosphère salubre de Cokeville. M. Bounderby accueillit très-favorablement cette réponse.

« Peut-être savez-vous, dit-il, ou peut-être ne savez-vous pas, que j’ai épousé la fille de Tom Gradgrind. Si vous n’avez rien de mieux à faire que de m’accompagner à l’autre bout de la ville, j’aurai beaucoup de plaisir à vous présenter à la fille de Tom Gradgrind. »

– Monsieur Bounderby, répliqua Jem, vous venez au-devant de mon plus cher désir. »

L’entretien se termina là et ils sortirent. M. Bounderby pilota sa nouvelle connaissance (qui formait avec lui un si frappant contraste) jusqu’à la demeure de briques rouges, avec les volets noirs à l’extérieur et les stores verts à l’intérieur, et la porte d’entrée noire, exhaussée de deux marches blanches. Dans le salon de cet hôtel, on vit bientôt paraître la fille la plus bizarre que M. James Harthouse eût jamais rencontrée. Elle était si embarrassée et pourtant si insoucieuse ; si réservée et pourtant si attentive ; si froide, si fière et pourtant si sensitive, si honteuse de l’humilité fanfaronne de son mari, dont chaque exemple la faisait tressaillir comme si elle eût reçu un coup en pleine poitrine, que Jem éprouva une sensation toute nouvelle en la voyant. Le visage de Louise n’était pas moins remarquable que ses manières ; mais le jeu naturel de sa physionomie était tellement contenu qu’il était impossible d’en deviner la véritable expression. Complètement indifférente et sûre d’elle-même, jamais gênée et pourtant jamais à son aise, elle se trouvait auprès d’eux en personne, mais elle s’isolait par la pensée. James Harthouse vit qu’il serait inutile d’essayer d’ici à quelque temps de comprendre cette fille, tant elle déjouait toute sa pénétration.

Après avoir examiné la maîtresse de la maison, le visiteur jeta un coup d’œil sur la maison elle-même. Il n’y avait dans la chambre aucun de ces indices muets qui annoncent la présence d’une femme. Point de ces petites décorations gracieuses, de ces charmantes inutilités qui attestent une influence féminine. Froide et incommode, d’une richesse arrogante et revèche, cette chambre effrontée dévisageait les gens sans vergogne, ne laissant soupçonner nulle part la plus légère trace d’une occupation féminine, qui en aurait au moins adouci la rudesse. Tel M. Bounderby se dressait au milieu de ses dieux pénates, telles ces divinités rigides d’orgueil et d’opulence encadraient de leur roideur celle de M. Bounderby. Il y avait entre eux une harmonieuse sympathie.

« Voilà ma femme, monsieur, dit Bounderby ; Mme Bounderby, fille aînée de Tom Gradgrind. Lou, je vous présente M. James Harthouse. M. Harthouse s’est enrôlé sous le drapeau de votre père. S’il ne devient pas, sous peu, le collègue de Tom Gradgrind, nous entendrons au moins, j’espère, parler de lui pour les élections de quelque bourg voisin. Vous voyez, monsieur Harthouse, que ma femme est plus jeune que moi. Je ne sais pas ce qu’elle a pu trouver en moi pour l’engager à m’épouser, mais il faut bien qu’elle y ait trouvé quelque chose ; autrement, je suppose, elle ne m’aurait pas épousé. Elle a une masse de connaissances très-précieuses, monsieur, politiques et autres. Si vous voulez vous préparer, en moins de rien, à faire un discours sur un sujet quelconque, je serais embarrassé pour vous recommander un meilleur professeur que Lou Bounderby.

– Il serait toujours impossible de recommander à M. Harthouse un professeur plus aimable et dont il eût plus de plaisir à suivre les leçons.

– Allons ! dit M. Bounderby, si vous donnez dans les compliments, vous ferez votre chemin, car il n’y a pas ici de concurrence à craindre. Je n’ai jamais été à même d’étudier les compliments et j’ignore l’art de les faire. Soyons franc, je les méprise. Mais vous n’avez pas été élevé comme moi ; j’ai été élevé de la bonne façon, par Saint-Georges ! Vous êtes un gentleman et moi je ne prétends pas l’être. Je suis Josué Bounderby de Cokeville et cela me suffit. Cependant, si moi, je ne me laisse pas influencer par les belles manières et la naissance, il se peut que Lou Bounderby les aime. Elle n’a pas eu les mêmes avantages que moi (les mêmes désavantages, selon vous, peut-être ; moi, je pense autrement), de façon que vous ne perdrez pas vos peines, je n’en doute pas.

– Monsieur Bounderby, dit Jem, se tournant vers Louise et souriant, est, à ce que je vois, un noble animal resté presque à l’état sauvage et affranchi de tout ce harnais de convention que doit porter un malheureux cheval de manège comme moi.

– Le caractère de M. Bounderby vous inspire beaucoup de respect, je le vois, répondit-elle tranquillement, et c’est très-naturel. »

Il fut honteusement démonté, pour un homme qui connaissait si bien le monde et se demanda :

« Comment dois-je prendre cela ?

– Vous allez vous dévouer, si j’ai bien saisi ce que vient de dire M. Bounderby, au service de votre pays. Vous avez résolu, continua Louise, toujours debout à l’endroit où elle s’était arrêtée, offrant toujours ce bizarre contraste d’une femme à la fois sûre d’elle-même et mal à l’aise, à montrer au pays le moyen de sortir de toutes ses difficultés ?

– Non, madame Bounderby, répliqua-t-il en riant, non, ma parole d’honneur ; je n’ai aucune prétention de ce genre et je ne chercherai pas à vous le faire accroire. Je connais un peu le monde, ayant couru par-ci par-là, à droite et à gauche ; et j’ai découvert qu’il ne valait pas grand’chose. Il n’y a personne qui n’en soit persuadé ; seulement les uns l’avouent et les autres ne l’avouent pas : je viens tout bonnement servir les opinions de votre respectable père, parce que toutes les opinions me sont indifférentes, et qu’autant vaut défendre celles-là qu’une autre.

– Vous n’avez donc pas d’opinion à vous ? demanda Louise.

– Je n’ai pas même conservé l’ombre d’une préférence. Je vous assure que je n’attache aucune importance à une idée quelconque. Les mille manières dont j’ai été assommé dans ce monde ont eu pour résultat de me convaincre, (si le mot n’est pas trop sérieux pour le sentiment insouciant que je veux exprimer), que telle série d’idées peut faire tout autant de bien que telle autre, et tout autant de mal que telle autre. Je connais une charmante famille anglaise qui a une devise italienne. Ce qui sera, sera[6]. C’est la seule vérité que je reconnaisse par le temps qui court. »

Il remarqua que cette abominable prétention à la franchise dans l’improbité, vice si dangereux, si fatal et si commun, semblait produire sur Louise une impression qui ne lui était pas défavorable. Il poursuivit son avantage en ajoutant de son ton le plus enjoué, de manière à ce qu’elle pût attacher à ses paroles un sens aussi sérieux ou aussi peu sérieux qu’elle le jugerait à propos :

« Le parti qui peut tout prouver avec une ligne d’unités, de dizaines, de centaines etc, me paraît la meilleure plaisanterie du monde et la plus digne de réussir, assurément. Je suis prêt à m’y essayer avec tout autant d’ardeur que si j’y croyais. Et que pourrais-je faire de plus, si j’y croyais en effet ?

– Vous êtes un singulier homme d’État.

– Pardonnez-moi ; je n’ai pas même ce faible mérite. Les gens de mon opinion, c’est-à-dire qui n’en ont pas, composent, vous pouvez m’en croire, la majorité de nos hommes d’État ; on n’a, pour s’en assurer, qu’à nous faire sortir de nos rangs adoptifs pour nous faire passer un examen en règle, l’un après l’autre. »

M. Bounderby, qui s’était tellement gonflé durant son silence forcé qu’il avait couru grand risque d’éclater, interrompit la conversation en proposant de remettre le dîner à six heures et demie et de profiter de l’intervalle pour faire faire à M. James Harthouse une tournée électorale auprès des notabilités votantes et intéressantes de Cokeville intrà et extrà muros. La tournée électorale se fit ; et M. James Harthouse, grâce à un usage discret des connaissances glanées, en courant, dans les livres bleus, sortit victorieusement de cette épreuve, quoique de plus en plus assommé.

Le soir, il trouva la table mise pour quatre convives ; mais une des places resta inoccupée. M. Bounderby ne manqua pas une aussi belle occasion de vanter un plat d’anguilles à l’étuvée, à deux sous la portion, dont il se régalait dans les rues à l’âge de huit ans ainsi que l’eau de qualité inférieure (spécialement destinée à rafraîchir le macadam) avec laquelle il arrosait ce modeste repas. Il entretint aussi son hôte, pendant la soupe et le poisson, d’un calcul qui démontrait que lui, Bounderby, avait dans sa jeunesse, consommé au moins trois chevaux sous forme de saucissons. Ces détails, que Jem écouta d’un air de fatigue, intercalant de temps à autre un : « Ah charmant ! » l’eussent sans doute décidé à repartir le lendemain matin, dût-il essayer encore une fois de Jérusalem, si Louise n’eût pas autant piqué sa curiosité.

« Quoi ! n’y a-t-il donc rien, pensait-il en la regardant, tandis qu’elle siégeait à la place d’honneur, où sa personne, petite et élancée, mais très-gracieuse, semblait aussi jolie que déplacée, n’y a-t-il donc rien qui puisse émouvoir ce visage ? »

Si, par Jupiter, il y a quelque chose, et le voici venir, sous une forme imprévue. Tom fit son apparition ; Louise changea du tout au tout quand la porte s’ouvrit, et un sourire éclaira ses traits.

Un ravissant sourire. M. James Harthouse ne l’aurait peut-être pas autant admiré, s’il n’y avait pas eu si longtemps qu’il s’étonnait de l’impassibilité de ce visage. Elle avança sa main, une jolie petite main bien douce, et ses doigts se fermèrent sur ceux de son frère, comme si elle eût voulu les porter à ses lèvres. »

« Tiens, tiens, pensa le visiteur. Ce roquet est le seul être auquel elle s’intéresse. C’est bon à savoir ! »

Le roquet fut présenté à M. James Harthouse. Le nom n’était pas flatteur, mais il pouvait se justifier.

« Quand j’avais votre âge, jeune Tom, dit Bounderby, j’arrivais à l’heure, ou bien je m’en retournais sans dîner !

– Quand vous aviez mon âge, riposta Tom, vous ne découvriez pas dans vos livres une erreur qu’il fallait rectifier et vous n’étiez pas obligé de faire ensuite votre toilette.

– C’est bien, cela suffit, dit Bounderby.

– Alors, grommela Tom, ne commencez pas par crier après moi.

– Madame Bounderby, dit Harthouse qui entendait parfaitement cette conversation échangée à mi-voix, le visage de votre frère m’est tout à fait familier ; il me semble l’avoir rencontré à l’étranger ? ou à quelque école publique, peut-être ?

– Non, répondit-elle avec beaucoup d’intérêt, il n’a pas encore voyagé : il a été élevé ici, à la maison. Cher Tom, je disais à M. Harthouse qu’il n’a pas pu te rencontrer à l’étranger.

– Je n’ai jamais eu la chance de voyager, monsieur. »

Il n’y avait pourtant rien en lui qui dût faire rayonner le visage de sa sœur, car c’était un jeune garnement fort maussade et qui ne se montrait pas même gracieux avec elle. Il fallait que la solitude de son cœur eût été bien vide pour qu’elle eût ainsi besoin de le donner au premier venu.

« Voilà donc pourquoi ce roquet est le seul être auquel elle se soit jamais intéressée, pensa M. James Harthouse ruminant la chose dans son esprit. C’est-là tout le mystère : c’est clair comme le jour. »

Soit en présence de sa sœur, soit lorsqu’elle eut quitté la salle à manger, le roquet ne cherchait nullement à cacher le mépris que lui inspirait M. Bounderby, dès qu’il pouvait s’y livrer sans attirer l’attention de ce personnage indépendant, soit en faisant des grimaces, soit en clignant de l’œil. Sans répondre à ces communications télégraphiques, M. Harthouse fut très-encourageant pour Tom pendant le reste de la soirée et parut le prendre en amitié. Enfin, quand il se leva pour rentrer à son hôtel, il témoigna la crainte de ne pas pouvoir retrouver son chemin la nuit, et le roquet, se proposant immédiatement pour guide, sortit avec lui pour le reconduire.

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[6] Che sera sera. Devise des Russell.